C’est encore à une réflexion sur les grandes expositions et leur impact que nous invite la cité de l’architecture et du patrimoine avec 1925 quand l’art déco séduit le monde jusqu’au 17 février 2014. Centrée sur l’exposition de 1925 à Paris, elle montre des plans et des photographies des divers pavillons. Elle insiste sur le rôle des grands magasins dans la création d’une production spécifique, plus industrielle qu’artisanale comme c’était le cas avec l’art nouveau. Ce n’est pas le mouvement, le style qui sont montrés, mais vraiment l’exposition de 1925 dans un premier espace. Dans un second espace, on évoque l’impact de l’exposition de 1925 et la diffusion d’un style à travers le monde de Tokyo au Vietnam, à l’Afrique du Nord. On souligne aussi le rôle du paquebot Normandie comme promoteur de ce style.
Au Musée Guimet, l'exposition Angkor est aussi avant tout une histoire de la découverte du site et de sa mise en valeur muséographique à Paris. Angkor : Naissance d’un mythe Louis Delaporte et le Cambodge jusqu’au 27 janvier 2014. En effet, elle raconte comment Louis Delaporte fit des relevés, montre ses splendides aquarelles, et des moulages de certaines parties de sites. Il obtint peu à peu des lieux d’expositions d’abord dans l’indifférence, avant que l’on ne s’intéresse vraiment au site. Ces moulages qui avaient été entreposés dans des caisses commencent à faire l’objet de restaurations et certains sont présentés ici.
Tate Modern : L’accrochage thématique va-t-il bouleverser la hiérarchie des valeurs établies ?
Ouverte en mai 2000, la Tate Modern annonce avoir déjà reçu 2,5 millions de visiteurs à mi-septembre. Il faut relever que l’entrée est gratuite et qu’il n’existe pas de système de comptage systématique. Cela dit, cette ancienne usine électrique, remise en état et transformée en Musée d’art moderne et contemporain par les architectes suisses Herzog et de Meuron a visiblement conquis le public.[1] Le parti pris architectural est tout à fait audacieux et remarquable. Confronté à une gigantesque structure industrielle (conçue en 1947 par Sir Gilles Gilbert Scott), les architectes ont choisi de la respecter et de laisser un immense vide dans la partie centrale du bâtiment qui abritait la salle des turbines. Le visiteur qui entre par la partie inférieure a le sentiment de marcher sur une semi-autoroute. Toutes les galeries et les services sont concentrés sur la gauche du bâtiment. Il comprend 7 étages, trois dentre eux étant destinés à la présentation de la collection et dexpositions temporaires.[2] Le choix des architectes suisses est particulièrement accueillant pour le public. Il évite que des queues se forment à lextérieur, le visiteur se trouve immédiatement au centre du bâtiment et il ressent déjà une sensation très forte. De plus il est prévu que cet immense espace central reçoive des présentations temporaires de sculptures. Lexposition inaugurale est consacrée à Louise Bourgeois. Elle a fait construire trois tours en métal gigantesques, dans lesquelles les visiteurs ne peuvent pénétrer quindividuellement, une expérience étonnante. On gravit des dizaines de marches dans une structure qui bouge très légèrement pour aller sasseoir au sommet et se regarder dans des miroirs déformants.
Les collections sont présentées sur deux étages, alors quune exposition temporaire est proposée sur un autre étage. La première exposition temporaire intitulée « Between Cinema and a Hard Place » est consacrée à lart de linstallation: de la vidéo à la sculpture.
La collection, complétée par de nombreux prêts, est organisée en 4 sections distinctes qui évoquent les genres traditionnels de la peinture : 1. Still Life/ Object/ Real Life. (La nature morte, lobjet, la vie réelle) 2. Landscape/ Matter/ Environnment. (Le paysage, la matière et lenvironnement) 3. Nude/ Action/ Body. (Le nu, laction et le corps) 4. History/ Memory/ Society. (Lhistoire, la mémoire et la société).
La décision dadopter un accrochage thématique, prise par la Tate, aussi bien la Tate Moderne que la Tate Britain marque une rupture considérable avec la tradition qui consiste à présenter lart moderne et contemporain comme une marche triomphale qui conduit à des innovations toujours plus étonnantes, choquantes ou remarquables. Développée en particulier par le Musée dart moderne de New York, dès les années 1930, cette vision a été adoptée de façon dogmatique par tous les musées américains notamment. La nouvelle conception de laccrochage mise en scène ici marque le refus dune hiérarchie évolutionniste. Cela dit, cette approche pose de très nombreux problèmes. Elle favorise certes une vision libérée de préjugés. Et cest un plaisir de voir le public souriant de la Tate découvrir des uvres, passant sans idée préconçue dune vidéo contemporaine à une salle dédiée à lart op et au cinétisme. Alors quil sagit essentiellement dart contemporain, réputé inaccessible au grand public, je nai observé aucune remarque négative, aucun hochement de tête sarcastique. La lourdeur dun accrochage qui voulait imposer un sens, affirmer des valeurs, une vision du goût est résolument abandonnée.[3] En fait, cette approche légitime une plus grande liberté dans le choix des artistes et une interchangeabilité, car la première place est donnée à des problématiques et non à des artistes. Il est clair que dans un contexte largement dominé par des artistes Américains, ce point de vue permet à la Tate dassurer la promotion des artistes britanniques. Ceux-ci se taillent la part du lion dans un espace en principe destiné à lart international, mais à Londres international veut sans doute dire : non exclusivement Anglais ! Le refus de la hiérarchie sétend également aux diverses techniques. On présente sur pied dégalité des travaux sur papier, des gravures, des photographies, aussi bien que des vidéos, des sculptures ou des peintures. Il est ainsi clairement affirmé que chaque technique, chaque mode dexpression artistique est légitime, pour autant que lartiste ait quelque chose à dire. Ici aussi cest une prise de distance remarquable avec la hiérarchie traditionnelle des valeurs du marché.
Bien entendu les raisons qui ont présidé au choix de tel artiste plutôt quun autre, ne sont pas explicitées. Il est particulièrement curieux de voir dans une présentation qui se veut internationale, deux installations vidéo dartistes qui ont participé à lexposition du Turner Prize,[4] Sam Taylor Wood (sélectionnée en 1998) et Steve Mc Queen (a obtenu le prix en 1999), alors que ces travaux présentés dans la section du nu et du corps en mouvement, ne sont sans doute pas les réalisations les plus remarquables autour de ce thème au cours des dernières années. Ils ont véritablement valeur dexemple et pourraient être remplacés par dautres productions.
Bien entendu, à la fin de ce parcours, on peut se demander ce que signifie art international et reconnaître que chaque musée, dans chaque pays, dans chaque ville, a une vision déterminée par des circonstances locales comme par des circonstances internationales. Lart international est essentiellement laboutissement dun rapport de force. Le plus gros marché impose ses artistes qui deviennent forcément les plus importants et les plus chers. Cet accrochage légitime ainsi une certaine capacité de résistance. Certains parlent de chauvinisme anglais, mais en fait on peut le justifier puisque lon sait que cette forme de résistance est la seule possibilité daffirmation pour des groupes sociaux moins importants.
Nombreux sont les commentateurs qui critiquent cet accrochage et la faiblesse des collections de la Tate. Je me demande si lon ne peut voir dans cette critique dune soi-disant faiblesse justement lexpression dune crainte de voir disparaître les artistes, essentiellement Américains, constamment ressassés dans les collections permanentes à travers le monde. Par conséquent la disparition dune hiérarchie imposée par les musées américains.
Évidemment cet accrochage est laboutissement de nombreuses critiques formulées par les historiens dart et les critiques depuis près de 20 ans.[5]
Il faut relever que si laccrochage est laboutissement dune réflexion théorique approfondie, il demeure parfaitement respectueux des uvres. Celles-ci ne sont pas trop serrées, elles respirent et peuvent être contemplées individuellement, en faisant abstraction des autres travaux présentés. Cest un élément qui me paraît important. Les productions de chaque artiste ne sont pas brusquées par des rapprochements incongrus ou trop violents et paradoxaux. On sait que la confrontation de travaux appartenant à des périodes différentes est souvent très difficile. Elle est ici réussie sur un plan esthétique tout en exprimant une prise de position. Ainsi malgré le discours très problématique, on ressent clairement la volonté de respecter chaque réalisation. Par ailleurs des notices bien rédigées présentent aussi bien lartiste que la problématique dans laquelle il est inséré. On observe simultanément un effort didactique, un renoncement à la présentation évolutive et hiérarchique traditionnelle et une mise en valeur de chaque travail dans sa spécificité. Ce souci de respecter les artistes est souligné par les salles monographiques, alors que dans dautres cas un dialogue entre deux créateurs est proposé. Par exemple dans une salle étonnante consacrée à Barnett Newman et Alberto Giacometti. Ce sont les réflexions de Nicholas Serota exprimée dans une conférence publiée en 1996, Experience or Interpretation, the Dilemma of Museums of Modern Art, Thames & Hudson, 1996 et 2000, qui sont en fait mises en pratique. Il définit en effet dans ce texte « lexpérience », de façon plutôt limitative dailleurs, comme la possibilité de découvrir un groupe duvres dun seul artiste dans une salle. Dans le contexte des accrochages de musée, cest une évolution importante en direction dun respect plus marqué pour lartiste.
Loptique choisie implique un renouvellement à intervalles réguliers. La présentation de la collection devient en fait une grande exposition temporaire. Ce qui représente un défi considérable et en réalité labandon de la notion de collection, liée à une institution spécifique, au sens où on lentend traditionnellement.[6] Cest une manière de donner une place importante à la réflexion, à léchange didées, au travail préalable de nombreux collaborateurs avant tout accrochage. Plutôt que de se réfugier derrière des chefs-duvre incontournables faisant partie de la collection.
Patrick Schaefer, octobre 2000, Lart en jeu.
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[1] La transformation de cette usine en musée sinscrit dans un plan urbanistique beaucoup plus large de revalorisation de la rive sud de la Tamise. Sur le plan culturel, elle a été précédée par louverture du Globe Theatre, il y a quelques années. De nombreux immeubles dhabitation et de bureaux ont été construits au cours des dernières années. Lincroyable succès de la Tate donne des ailes à dautres projets similaires dans plusieurs villes dAngleterre, notamment à Newcastle upon Tyne, une ville sinistrée par la crise du charbon, où un gigantesque projet culturel et en cours de réalisation. http://www.balticmill.com
[2] On peut opposer ce parti pris à celui qui a été adopté au Musée dOrsay où larchitecte et la décoratrice Gae Aulenti ont voulu remplir le vide de lancienne gare. La conséquence malheureuse étant que toutes les uvres, quelle que soit leur qualité sont réduites à fonctionner comme une simple décoration.
[3] Il serait intéressant de voir si cette approche va avoir des conséquences sur le marché de lart, car lune des sources de la hausse vertigineuse de certains artistes, est précisément la nécessité pour chaque musée de posséder une uvre de tel ou tel créateur considéré comme indispensable. Je nai rien lu sur cette question, mais si le processus sétend et cest très probable, cela devrait avoir des conséquences.
[4] Créé en 1984 pour soutenir le développement des collections dart contemporain de la Tate, le Turner Prize a bénéficié dune couverture médiatique croissante, notamment par la télévision. Il est devenu un événement très attendu. Lexposition, consacrée aux 4 artistes sélectionnés chaque année, est très visitée et a contribué à populariser lart contemporain. Les artistes sont sélectionnés pour avoir présenté une exposition personnelle particulièrement remarquable dans les mois précédents.
[5] Cf. par exemple, Yves Michaud, Critères esthétiques et jugement de goût, éd. Jacqueline Chambon, Nîmes, 1999 a dressé un bilan de ces critiques. Dans son livre de 1989, il critiquait lapproche décontextualisée des expositions, mais aussi la monotonie des accrochages dans les musées dart moderne, Yves Michaud, Lartiste et les commissaires, quatre essais non pas sur lart contemporain, mais sur ceux qui sen occupent, éditions Jacqueline Chambon, Nîmes, 1989, pp. 189-190.
[6] Là aussi c’est un problème considérable, la Tate a déjà ouvert deux succursales à St Ives et à Liverpool, de plus elle va collaborer avec des institutions agréées en Angleterre qui pourront utiliser ses collections pour leurs propres expositions. Il y a donc une forte dilution du patrimoine. Consulter le site de la Tate pour être au courant de ses activités, les collections sont également accessibles en ligne.