L'ART EN JEU

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La Fondation de l'Hermitage à Lausanne présente une exposition consacrée à Alberto Giacometti dont le commissaire est Michael Peppiatt. Le coeur de cette exposition est formé par la collection Sainsbury. J'ai profité de cette occasion pour interroger M. Peppiatt sur les relations de Giacometti avec l'Angleterre.

1. Vous êtes bien connu pour l’amitié qui vous a lié à Francis Bacon et la biographie du peintre que vous avez publiée a fait date : Francis Bacon, Anatomy of an Enigma, 1ère édition, 1996. Pourriez-vous nous parler un peu des relations entre Alberto Giacometti et l’Angleterre?

1. Je soupçonne que le premier intérêt de Giacometti pour l’Angleterre et quoi que ce soit d’Anglais vient de sa rencontre avec l’artiste peintre et modèle anglaise Isabel Nicholas. Elle fut l’un des grands amours de sa vie et comme je l’explique dans le catalogue de cette exposition, c’est la vue lointaine d’Isabel de nuit, écrasée par la silhouette des immenses bâtiments noirs sur le boulevard Saint-Michel que Giacometti tenta d’exprimer désespérement dans ces figurines de terre toujours plus petites qu’il réalisa (et détruisit pour la plupart) pendant toutes les années de la guerre d’abord à Paris, puis à Genève. Si cette entreprise paraissait impossible à Giacometti cela s’explique en partie, me semble-t-il, du fait qu’il était profondément amoureux depuis des années et que, bien qu’Isabel ne soit pas du genre à refuser les aventures sexuelles, rien ne s’était passé entre eux. Et je pense que ce n’est pas tout à fait un hasard si, lorsqu’il retourna à Paris et que leur amour fut consumé ses figures commencèrent à grandir à nouveau peu à peu et qu’il s’est remis à trouver un cheminement pour ses sculptures.

A travers Isabel, Giacometti rencontra plusieurs expatriés anglais, mais surtout elle lui fit rencontrer Francis Bacon (qui peignit de nombreux portraits mémorables d’elle). Isabel a été un catalyseur des relations culturelles franco-anglaises (par exemple elle est à l’origine de de la rencontre entre Bacon et l’écrivain Michel Leiris); et je soupçonne que bien après la fin de leur brève relation amoureuse elle a continué à travailler derrière les lignes en faveur de Giacometti dans le monde artistique anglais. C’est probablement grâce à elle par exemple que Giacometti rencontra Peter Watson, collectionneur et propriétaire d’une revue londonienne très influente 'Horizon' (éditée par Cyril Connolly), ainsi qu’avec le critique d’art David Sylvester qui joua un rôle essentiel dans l’organisation d’expositions A. Giacometti en 1955 à l’Arts Council Gallery à Londres et à nouveau à la Tate Gallery en 1965. Il faut relever que Giacometti a peint des portraits de ces deux personnes Watson et Sylvester.

Giacometti avait déjà visité Londres, mais ses principaux séjours eurent lieu pour la préparation et l’ouverture de la rétrospective à la Tate en 1965. Encore une fois Isabel joua le rôle d’un lien important pour lui et il passa l’essentiel de son temps libre avec elle et Bacon mangeant à Soho et traînant dans les bars et les clubs à boire. L’amitié entre Giacometti et Bacon fut brève, mais importante. Bacon était très impressionné par la richesse et l’étendue de la conversation de Giacometti. Il considérait les dessins de Giacometti qu’il préférait aux peintures et aux sculptures comme les œuvres les plus remarquables qui aient jamais été faites. Giacometti de son côté était frappé par l’audace de Bacon. Ainsi il remarqua une fois avec ironie : « Comparées avec les peintures de Francis Bacon les miennes semblent avoir été faites par une vieille fille ».

2. L’origine de votre intérêt pour Giacometti est-elle liée à la fascination que Bacon éprouvait pour cet artiste ou bien votre intérêt s’explique-t-il encore par d’autres raisons importantes ?

2. Bien sûr j’étais parfaitement conscient de l’admiration que Bacon portait à Giacometti. Dans les année 1960 j’ai également commencé à parler à un autre artiste très doué Frank Auerbach pour qui les œuvres et l’attitude de Giacometti face à la vie étaient un modèle dans ses années de formation. En réalité Giacometti exerçait une grande influence sur les jeunes artistes figuratifs dans la Grande-Bretagne de l’après-guerre. Après tout vers qui d’autre auraient-ils pu se tourner ? Dans une certaine mesure vers Balthus et Dubuffet, mais leur pouvoir de séduction n’était de loin pas aussi universel, ni leur engagement artistique aussi héroïque que celui de Giacometti. Ainsi le nom d’A. Giacometti surgissait souvent lorsque j’ai commencé à fréquenter les peintres figuratifs londoniens au début des années 1960. ( A propos –comme on dit en anglais- j’ai été le commissaire de plusieurs expositions consacrées à la « School of London » avec Bacon, Freud, Andrews, Auerbach, Kossoff et Kitaj; ce qui m’a amené à écrire sur l’importance de Giacometti pour ces artistes dans les catalogues respectifs. Enfin les expositions de Giacometti à Londres l’ont fait connaître d’un public plus large.

Les premières étincelles de mon intérêt pour Giacometti remontent à mon arrivée à Paris en janvier 1966 pour mon premier emploi dans un magazine qui n’existe plus et s’appelait Réalités. Francis Bacon m’avait donné une lettre d’introduction pour Giacometti. J’étais très jeune et plutôt intimidé à l’idée d’aborder un artiste étranger aussi connu. Pourtant je suis allé à Alésia et j’ai repéré l’atelier de Giacometti rue Hippolyte-Maindron; mais lorsque j’ai vu le nom de Giacometti peint sur la porte j’ai perdu courage et battu en retraite. Peu après j’appris que Giacometti venait de mourir et je me rendis compte que même si j’avais eu le courage de frapper, personne n’aurait répondu. Mais j’étais déjà fasciné par le mythe et l’aura de Giacometti. Au cours des années suivantes comme critique artistique à Paris je suis venu à rencontrer la plupart des gens qui furent ses proches, non seulement les poètes et les écrivains, les marchands et les directeurs de musées, les photographes et les collectionneurs, mais aussi les deux personnes qui furent ses compagnons et ses modèles les plus proches: Annette, sa veuve, et Diego, son plus jeune frère et bras droit dans tout ce qu’il entreprenait. J’ai écrit plusieurs textes sur les œuvres de Giacometti et j’ai continué à le considérer comme l’expression de l’esprit d’un lieu et d’une période – Paris dans la décennie qui suivit la guerre- qui m’intéressait comme si c’était une expérience que j’avais vécue.

Vous pouvez ainsi imaginer avec quel enthousiasme j’ai entrepris de réaliser une exposition qui dans son titre original en anglais s’intitulait « Giacometti dans le Paris de l’après-guerre ».

3. Les Sainsbury sont connus pour l’intérêt et le soutien qu’ils ont apporté à Francis Bacon. Le fait qu’ils aient également collectionné Giacometti est moins bien connu. Comment l’ont-ils découvert ?

3. C’est une question très pertinente et j’ai tenté d’y répondre de la manière la plus complète possible dans l’un de textes du catalogue de cette exposition intitulé : « Giacometti and the Sainsburys ».

4. Peut-on comparer la collection Sainsbury et la collection Maeght de Saint-Paul de Vence, dans la manière dont elles ont été constituées et par leur contenu?

4. Je ne pense pas que les deux collections soient comparables, car elles proviennent de milieux et d’expériences totalement différents. La collection Maeght, qui est l’une des vraies grandes collections d’Alberto Giacometti a été rassemblée par son principal marchand européen avec un certain nombre de dons de l’artiste. La collection Sainsbury a été constituée par deux amateurs éclairés qui au cours des jours les plus sombres qui suivirent la Seconde Guerre mondiale furent attirés par l’extraordinaire magnétisme de l’œuvre et de la personnalité de Giacometti. La première est une collection officielle avec Aimé Maeght qui affirme non seulement l’intérêt de l’artiste, mais son propre rôle et son goût comme marchand influent à la Fondation Maeght. Les Sainsbury, bien qu’ils soient conscients de leur importance comme collectionneurs ont acheté plutôt par passion privée; par exemple deux de leurs enfants ont été dessinés par Giacometti et Robert Sainsbury a posé pour un portrait à l’huile (ce tableau que l’on croyait abandonné et peut-être perdu a été retrouvé dans le fond d’atelier de l’artiste et sera présenté dans cette exposition).

5. Cette exposition se concentre sur l’œuvre d’après-guerre de Giacometti, comment avez-vous pris la décision d’organiser une exposition sur cette période?

5. A dire vrai, dans une certaine mesure, il a fallu faire de nécessité vertu. J’ai accepté de réaliser cette exposition en ignorant que plusieurs expositions majeures à Paris, Zurich et New York étaient en cours de préparation. En avançant dans mes tentatives pour obtenir le prêt de telle ou telle pièce importante, je me suis rendu compte que les premières années de Giacometti allaient poser un problème considérable. Comme les œuvres qui appartiennent au Sainsbury Center, qui forment le noyau de cette présentation sont presque toutes de l’après-guerre et comme j’ai moi-même toujours été plutôt attiré par la vision de maturité de Giacometti, j’ai décidé de centrer l’exposition sur cette période. Ce qui a permis d’obtenir une exposition plus centrée, plus forte.

Michael Peppiatt interviewé par Patrick Schaefer.

L'art en jeu, 22 janvier 2002

Vers la version originale anglaise.

Vous pouvez visiter les sites de

Sainsbury Center for Visual Arts, Norwich

L'exposition Alberto Giacometti, oeuvres de la maturité est présentée du 1er février au 12 mai à la Fondation de l'Hermitage, Lausanne

Quelques remarques bibliographiques.

Patrick Schaefer, L'art en jeu, 2002

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