Gillian Wearing
Face à la réalité souvent insupportable de la vie et de la mort, lart peut-il exister? Autour de cette question Gillian Wearing développe un travail intense.
Gillian Wearing fait lobjet dune exposition à la Serpentine Gallery à Londres du 16 septembre au 29 octobre 2000. La pièce principale, Drunk, 1999 est une vidéo présentée sur trois écrans dans laquelle elle a filmé des alcooliques. La mise en scène est minimale dans la mesure où lespace filmé est souligné par un drap placé sur le sol et contre le mur. Les personnages évoluent devant lécran en toute liberté. Un conflit éclate, ils semblent sur le point de se battre, puis ils manifestent de laffection les uns pour les autres ou bien sont totalement perdus, hébétés. Lun des écrans reste vide et parfois les personnages passent dun écran à lautre. Leur corps peut aussi être fragmenté sur les trois écrans comme dans limage qui a été retenue pour linvitation au vernissage (rappel des recherches de Gary Hill). Le plus souvent lun des écrans est blanc, Wearing crée un rythme en faisant alterner limage en noir et lécran blanc. Elle explore toute lambiguïté entre le théâtre et lobservation du réel. Les personnages évoluant dans lespace filmé sont imprévisibles, par contre il est évident que lartiste peut travailler au montage. Lutilisation de trois écrans de grande dimension donne une véritable dimension picturale à cette réalisation. Et ces images ont la qualité dune scène historique ou religieuse dans la peinture ancienne. Cest un ballet, une scène de théâtre, une peinture jouée sur la toile elle-même. Pourtant on sent très bien que les acteurs ne jouent pas, ils sont eux-mêmes, imprévisibles, doux ou violents, perdus dans leur monde, perdus pour le monde. Le rapport avec la peinture dun côté et avec le théâtre de lautre est très fort. Tout acteur jouant du Beckett devra étudier cette vidéo, car on pense immédiatement aux personnages de lauteur Irlandais en la regardant à Ô les beaux jours notamment. L'unique différence réside dans le regard. Leur regard nest pas celui, brûlant, brillant dintensité et de plaisir dun acteur, cest un regard vide, morne, totalement absent. Elle a dû gagner la confiance de ces personnages. Lune des femmes est morte pendant le tournage. Wearing a réalisé une vidéo distincte, Prelude, 2000, dédiée à cette femme qui fut présentée dans lexposition Intelligence à la Tate Britain. Elle propose un véritable chef-duvre, si ce terme peut être employé face à la situation évoquée, une pièce particulièrement émouvante et impressionnante qui rejoint les plus grands moments de lhistoire de la peinture. En jouant la carte dune intensité pathétique dans cette réalisation, Wearing propose une nouvelle étape dans sa réflexion sur le rapport de lartiste au réel. Où est le jeu, où est la vérité, lauthentique ? Où se situe lartiste? Quelle est la place du spectateur ? Quest-ce qui relève de la sphère privée ? A partir de quel moment le spectateur devient-il voyeur ? Enfin quelle est la spécificité de lexpression artistique, par rapport à une approche sociologique, journalistique ou politique ? Que peut-on montrer, dire ? Son travail se développe autour de ces thèmes. Elle tient à mettre le spectateur dans une situation inconfortable, tout en affirmant la maîtrise des moyens techniques auxquels elle recourt. Elle a beaucoup travaillé et développé sa maîtrise de la vidéo, tout en posant des questions fondamentales sur la nature et la place de lexpression artistique.
Gillian Wearing est née en 1963, elle a étudié à la Chelsea School of Art de Londres de 1985 à 1987 et au Goldsmiths College de 1987 à 1990.[1] Le premier travail qui la fait connaître est une critique du documentaire. Elle sest attaquée à la photo-documentaire qui se fait à linsu du modèle et qui est en réalité une construction du photographe. Intitulant cette série Signs that say what you want them to say and not Signs that say what someone else wants you to say, 1992-1993, elle a donné la parole aux personnes rencontrées en les associant à sa démarche. Cette série a beaucoup été montrée. Elle a même réalisé une seconde version en Italie. Par la suite, elle sest fait connaître par des réalisations vidéo qui explorent la nature des relations entre les gens. Dans Sacha and Mum, 1996. (Video 4 30noir et blanc avec son, dimension variable), cest la relation entre une mère et sa fille qui est mise en scène avec une extrême intensité. Elle fait alterner les moments de violence difficilement supportables et les instants de tendresse. Elle recourt, bien entendu, à des acteurs, mais lutilisation de la vidéo a pu faire croire à une scène réelle, un reportage. Gillian Wearing raconte quelle sest vue accuser dencourager la violence entre parents et enfants et quelle a dû préciser quil sagissait dune scène tournée avec des acteurs, lors de lexposition du Turner Prize, quelle a obtenu en 1997. Elle a su donner un rythme au montage en alternant les moments de conflit et de tendresse. Elle met en évidence les élans corporels dagression ou de tendresse, dune façon qui peut évoquer le mouvement dun pinceau dans une composition gestuelle.[2]
Elle passe de la photographie à la vidéo, sans exclure au niveau de la perception du spectateur, lévocation dautres techniques comme la peinture et la sculpture. Elle refuse dailleurs de sinscrire dans une tradition de la vidéo. Le sentiment dune synthèse entre diverses techniques est particulièrement fort dans la pièce intitulée Sixty Minutes Silence, 1996. Une projection vidéo qui montre des policiers posant pour une photo. Ici aussi, bien que lon puisse imaginer quil sagit de vrais policiers, en réalité, elle a employé des acteurs revêtus du costume des bobbies. La durée, limmobilité forcée renvoient aux premiers portraits par daguerréotypes. Dans cette métaphore du contrôle et de lordre où les policiers supposés contrôler les gens sont placés sous le contrôle du regard des spectateurs, elle relève une qualité sculpturale, un travail sur lespace. Pourtant beaucoup de spectateurs frappés par lassociation avec un portrait de groupe ont dabord cru voir une peinture dans cette réalisation.[3] Elle a su mener très loin la confusion, ou la synthèse, entre les différentes techniques aussi bien au niveau de la réalisation quau niveau de la perception. Elle travaille sur le silence, lattente. La vidéo devient une image presque fixe qui sinscrit dans la durée. Le spectateur attend un développement comme les acteurs, pourtant rien ne se produit. Lattente a été vaine. Elle provoque ainsi une frustration aussi bien chez les acteurs que chez les spectateurs. Gillian Wearing refuse toute certitude au spectateur, tant au niveau de la bande sonore quau niveau de limage, elle veut provoquer le doute chez celui qui regarde son travail.
En octobre 1999 à Londres, chez Maureen Paley, Interim art, jai vu une vidéo intitulée I love you. Cest une scène répétée plusieurs fois qui montre 2 couples rentrant dune soirée en taxi. En sortant du taxi, lune des femmes est saoûle, elle fait du bruit et se déplace en titubant, tombe. Les variations résident dans les divers comportements des accompagnants. Une fois ils la laissent seule, une autre fois cest le mari qui tente de la calmer. En fait cette pièce renvoie directement à une uvre de Bruce Nauman intitulée Violent Incident, 1986 qui met en scène de façon sarcastique, mais très violente, la virulence des échanges qui peuvent se développer dans un couple.[4]
Par les thèmes quelle aborde Gillian Wearing sinscrit dans une tradition iconographique et littéraire dédiée aux pauvres et aux laissés pour compte. On peut penser à Murillo, aux frères Le Nain, à Zola. Cette tradition a trouvé sous une forme métaphorique, évoquant lhomme seul, perdu, confronté à labsurdité de la vie et de la mort, une sorte dapogée dans luvre dAlberto Giacometti dune part et de Beckett dautre part. Mais Gillian Wearing développe lambiguïté de la perception et de la représentation de la réalité et du jeu en tentant dassocier toutes les parties concernées à son travail. La réalité peut être dite, elle peut être montrée. Elle peut aussi être cachée par un masque, par des déformations du son, de limage, par des effets de montage, par un jeu dacteurs. Le spectateur est confronté à toutes ces possibilités. Elle exclut une catharsis, par linconfort, la gêne du spectateur, toute contemplation neutre ou passive devient impossible. La complexité de niveaux dexpression sur lesquels Wearing travaille, lutilisation de la toile comme support de projections, la recherche de rythme, le triptyque dans la pièce Drunk imposent ausi une mise en parallèle avec les travaux de Francis Bacon.
Patrick Schaefer, octobre 2000, Lart en jeu
Notes
1 Russel Ferguson, Donna De Salvo, John Slyce, Gillian Wearing, Phaidon Press, London, 1999.
[2] Russel Ferguson, Donna De Salvo, John Slyce, Gillian Wearing, Phaidon Press, London, 1999, p. 24 « I really like the editing process. Its the closest thing that you get to the old-fashioned way of making art. I can get quite obsessive about it. Its one of the things I got out of painting : all of a sudden I get totally into it and no one can tear me away. » Elle compare le travail du montage à celui de la peinture.
[3] Russel Ferguson, Donna De Salvo, John Slyce, Gillian Wearing, Phaidon Press, London, 1999, pp. 13-14 : I wanted to combine the sensibility of painting and sculpture with the sensibility of photography, but nothing tricksy, just something very simple.
« The majority of people who saw it when it was shown at the Tate Gallery compared it to painting, but because to me these people were standing like statues, I saw it as sculpture.
[4] Une exposition temporaire de la Tate Gallery Liverpool, intitulée Violent Incident du 27 mars 1999 au 6 février 2000 a rapproché luvre de Nauman de Sacha and Mum de Gillian Wearing.
Trois des vidéos que je présente dans l'article ci-dessus sont visibles au Kunsthaus de Glaris sous le titre Gillian Wearing, Trilogy du 27 janvier au 1er avril 2002. http://www.kunsthausglarus.ch
Les derniers travaux de Gillian Wearing sont présentés au Museum of contemporary art de Chicago du 19 octobre au 19 janvier 2003.